Gulliver : un laboratoire dépasse les frontières

06/11/2012

De gauche à droite, Pierre Sens et Florent Krzakala Crédits ESPCI ParisTech
De gauche à droite, Pierre Sens et Florent Krzakala Crédits : ESPCI ParisTech
Pierre Sens et Florent Krzakala sont physiciens théoriciens, tous deux membres du laboratoire Gulliver. Cette année, ils ont l’un et l’autre décroché une bourse de recherche internationale pour développer des projets transdisciplinaires innovants. De l’acquisition comprimée de données à la mobilité des cellules, rencontre avec deux scientifiques qui voient grand au sein d’un labo spécialiste des changements d’échelle.

Deux financements internationaux : Une bourse européenne pour Florent Krzakala

Florent Krzakala est l’un des lauréats 2012 des bourses de recherche remises chaque année par le European Research Council. « Son montant d’un million d’euros financera notamment quatre post-doctorants durant les cinq prochaines années », explique Florent Krzakala.
Il doit tout d’abord composer cette équipe de recherche. Ses caractéristiques ? « Transdisciplinaire, interculturelle, forcément internationale, à la fois très fondamentale et très appliquée, au carrefour de l’informatique, des mathématiques et de la physique ».

A propos des bourses du European Research Council

Chaque année, le jury ERC sélectionne des parcours individuels et des projets "sur le seul critère de l’excellence scientifique d’un chercheur et de la force innovante de son idée, quels que soient sa nationalité, son âge ou son domaine de recherche". Chaque bourse est personnelle et confère une grande autonomie à son bénéficiaire.
En 2011, Sylvain Gigan, enseignant chercheur à l’Ecole, était lui aussi bénéficiaire d’une bourse de recherche ERC.

En 2012, Florent Krzakala, fort de premiers résultats scientifiques prometteurs, est allé présenter son projet devant le jury européen des bourses ERC. Un jury ? Plutôt deux !
Si l’examen du dossier a été effectué par des physiciens, il a passé l’oral devant des scientifiques issus d’une autre communauté, celle du traitement du signal. « C’est que mon projet est à la croisée des chemins, détaille Florent Krzakala. Les physiciens qui ont examiné ma candidature en première instance ont eux-mêmes décidé d’impliquer des électroniciens et des mathématiciens. Mon projet a en quelque sorte reçu une double validation. »

Pierre Sens soutenu par le Human Frontier Science Program

Pierre Sens a lui aussi présenté un projet de recherche devant le jury d’une autre organisation internationale : l’Human Frontier Science Program (HFSP).

A propos du Human Frontier Science Program

Fondé en 1986 à l’initiative du Japon, ce programme international finance des recherches sur les mécanismes complexes des organismes vivants.

La recherche est financée à tous les niveaux de complexité biologique, des biomolécules aux interactions entre les organismes. Les subventions sont accordées pour des projets de recherche novateurs impliquant une collaboration étroite entre les équipes de chercheurs indépendants travaillant dans différents pays et dans différentes disciplines.


Contacts :

florent.krzakala (arobase) espci.fr

pierre.sens (arobase) espci.fr

elie.raphael (arobase) espci.fr

Objectif atteint ! Pierre Sens va lui aussi bénéficier d’une bourse partagée avec ses partenaires, bourse assez conséquente pour financer deux post-doctorants à ses côtés durant deux ans. Un succès qui souligne le sérieux de l’entreprise : en effet, l’HFSP ne soutient que 10 % des projets présentés. « Nous réunissions plusieurs atouts prisés par le jury, glisse Pierre Sens. En particulier, une équipe de recherche internationale, interdisciplinaire, incluant de la modélisation théorique ».

A lire page suivante : comment Florent Krzakala et ses collègues ont résolu un problème réputé insoluble.

Florent Krzakala Crédits ESPCI ParisTech

En quoi consistent leurs projets ? Florent Krzakala et l’acquisition comprimée

MP3, JPEG… Tout le monde connait la compression de données : un signal est acquis puis comprimé. Un algorithme permet ainsi de compresser une photo haute définition dans un fichier dont la taille n’excédera pas quelques centaines de kilo octets (Ko).
Au cours des années 2000, un nouveau concept est apparu : l’acquisition comprimée. Trois personnes ont défriché ce territoire encore vierge : Terry Tao, David Donoho et Emanuel Kandes.
Ils ont cherché à capturer tout de suite les 100 Ko de données essentielles à l’information plutôt que de capturer tout le signal. Leur but : mesurer la partie intéressante avant de le reconstruire. Ils ont trouvé une solution pour être plus précis, plus rapide (moins de données à acquérir), et occuper moins d’espace mémoire dans une machine.
« Leur idée - et leur découverte - a été remarquable, explique Florent Krzakala. Elle a très rapidement trouvé une application intéressante : la résonance magnétique nucléaire (RMN) dont la durée est un facteur limitant important. Leurs résultats ont permis de diviser par deux le temps d’acquisition par ce procédé, doublant la disponibilité des scanners pour les patients, ou divisant par deux le temps d’attente pour un diagnostic parfois vital. C’est une grande réussite. »
Mais si les méthodes utilisées extraient bien une partie pertinente du signal, elles sont restées limitées. Problème : un effet de seuil en deçà duquel on ne descend pas.

Florent Krzakala et ses collègues entrent en scène


L’équipe au complet : Statistical Physics Approach to Reconstruction in Compressed Sensing

Florent Krzakala (ESPCI ParisTech)

Lenka Zdeborova (Saclay – CEA)

Marc Mezard (ENS)

Sun Yifan (Beihang University)

François Sausset (Université Paris Sud)

« Avec d’autres collègues physiciens, nous nous sommes rendus compte que le problème auquel étaient confrontés ces spécialistes du compressed sensing était très proche de problèmes de que nous étudions en physique depuis des années.

L’eau, par exemple, cristallise à base température mais devient parfois un liquide surfondu : elle demeure en phase liquide alors que sa température est inférieure à son point de solidification.
C’était la même chose pour les données comprimées. Elles restaient confinées dans des valeurs minimales qui n’étaient pas celles recherchées. »

Florent Krzakala en 5 dates
 1999-2002 : soutient sa thèse a Orsay (LPTMS) sous la direction du Prof. Olivier Martin,
 2002-2004 : Post-Doctorant a l’université de Roma La Sapienza, dans le groupe du Pr. Giorgio Parisi,
 2004 : Maître de conférences à l’ESPCI ParisTech, dans l’équipe de Physico-chimie théorique (UMR Gulliver)
 2008-2010 : Visiteur au Los Alamos National Laboratories (USA),
 2012 : reçoit une bourse ERC.

« En nous inspirant de nos méthodes de physiciens, nous avons mis au point une technique qui permet de dépasser ce seuil. Et cela a constitué une énorme surprise dans la communauté du compressed sensing : nous avons atteint des niveaux de compression bien plus performants !"

« Aujourd’hui, un problème fondamental est résolu. Ce qui n’était pas possible avant notre travail l’est désormais et ce que nous avons proposé a un fort impact sur la théorie de l’information.
Notre nouvel objectif, c’est une transformation dans le domaine applicable et industriel, ce qui sera l’objet des travaux financés par cette bourse européenne. »


A lire page suivante : comment Pierre Sens travaille avec des biologistes pour comprendre la mobilité des cellules cancéreuses.

Pierre Sens Crédits : ESPCI ParisTech

Pierre Sens et la mobilité cellulaire à l’épreuve des systèmes biologiques complexes

L’origine du projet selon Pierre Sens ? « Une rencontre en 2010 avec un biologiste allemand nommé Michael Sixt. Je l’ai écouté évoquer la mobilité cellulaire envisagée dans une matrice synthétique c’est-à-dire un environnement contrôlable. Contrairement à plusieurs de ses confrères, il s’intéressait à des paramètres physiques comme la friction, l’élasticité… Des paramètres connus des physiciens et j’ai compris qu’une discussion entre lui et moi était possible.
Ce n’est que plus tard que nous avons eu simultanément l’idée de ce projet. Entre temps, il en avait parlé à l’un de ses collègues biologistes spécialistes de l’ in vivo et j’avais quant à moi contacté un confrère physicien expérimentateur. »
Pierre Sens a ainsi constitué un groupe international et pluridisciplinaire composé de deux biologistes et deux physiciens aux approches très complémentaires.

La clé du succès : l’envie de se parler

« Une telle collaboration, entre spécialistes de disciplines différentes, n’est pas évidente » explique Pierre Sens. « Le plus important selon moi ? Avoir l’envie de se parler, savoir que chacun est assez ouvert pour faire l’effort de comprendre et se faire comprendre. Le biologiste In vivo travaille sur des embryons de poisson et se concentre sur la mobilité de cellules de reproduction. Même si nous, physiciens, avons beaucoup appris en biologie depuis le début du projet, il y a un certain nombre de paramètres qui nous échappent encore. Le dialogue facilite les choses et nous avançons. »

L’équipe au complet : Cell mobility in complex environment

Pierre Sens, français, travaillant à Paris (physicien théoricien),

Michael Sixt, allemand, travaillant à Vienne (biologiste spécialiste In vitro),

Erez Raz, israélien, travaillant à Munster (biologiste spécialiste In vivo),

Helim Aranda Espinoza, mexicain, menant des recherches aux USA (physicien expérimentateur).

Des déplacements inexpliqués

Il faut savoir que les cellules se déplacent de différentes façons, selon leur type et l’environnement dans lequel elles évoluent. Curieusement, quand on place une cellule à plat sur un support en deux dimensions, une face avant et une face arrière apparaissent. La cellule adopte une direction et commence à se mouvoir. D’autres cellules, observées dans un environnement tridimensionnel, adoptent d’autres modes de mobilité.

Pierre Sens en 5 dates
 1996 : soutient sa thèse à l’université de Strasbourg
 1996-1998 : Post-Doctorats (aux USA et en Israël)
 1998 : nommé chargé de recherche au CNRS (Strasbourg)
 2005 : rejoint l’Unité mixte de recherche Gulliver dans l’équipe de Physico-chimie théorique à l’ESPCI ParisTech
 2011 : nommé directeur de recherche au CNRS

Comment ? Pourquoi ? « Nous ne le savons pas. Il y a sûrement un couplage entre propriétés physiques et décision biologique. Nous aimerions mettre cela en évidence, trouver l’ et répondre à la question suivante : comment une cellule fait-elle pour choisir son type de mobilité ? Nous pouvons apporter un éclairage de physicien en nous fondant sur un modèle que les biologistes peuvent décrire. »

Quel est l’objectif des travaux financés par l’HFSP ?

« Je souhaite réaliser une description quantitative fondée sur des équations, une sorte de «  » pour la mobilité cellulaire, qui mettra l’accent sur l’importance de paramètres physiques sur la mobilité des cellules. Enfin, et c’est aussi une motivation, ces travaux peuvent nous aider à comprendre comment se déplacent les cellules cancéreuses et peut-être à contribuer à lutter contre ces maladies. »


A lire page suivante : un laboratoire où les interactions entre théoriciens et expérimentateurs sont propices aux découvertes.

Logo du laboratoire Gulliver

Au cœur de ces deux projets : le laboratoire Gulliver

Florent Krzakala et Pierre Sens travaillent tous les deux au sein du laboratoire Gulliver qui rassemble plusieurs équipes de recherche. Si son nom évoque le roman de Jonathan Swift c’est qu’on y passe aisément du nanomètre au millimètre, de la petite à la grande échelle.

« Il y a énormément de ressources au sein du labo. C’est très appréciable pour moi » explique Pierre Sens. « Il existe une dynamique de laboratoire et d’une certaine façon, tout le labo a été impliqué dans l’obtention de ma bourse. On travaille ensemble mais à des échelles différentes. Que devient la mobilité traditionnelle des cellules dans des microcanaux ? La question se posera bientôt et je sais que je peux compter sur mes collègues. » « Oui, au sein de Gulliver, nous partageons des connaissances assez facilement, sur des problèmes de mathématique comme des problèmes de physique » renchérit Florent Krzakala avant d’ajouter « nous développons ici des projets qui permettent d’aller sur d’autres domaines, de trouver une inspiration… » C’est très important pour des théoriciens comme nous » souligne Pierre Sens. Nous veillons à ne pas nous enfermer dans l’orthodoxie disciplinaire. « Il nous faut aller au-delà » confient-ils tous deux.

Dirigé par Elie Raphaël, le laboratoire Gulliver est une unité mixte de recherche sous la tutelle du CNRS et de l’ESPCI ParisTech. « L’année 2012 a été très fructueuse pour le labo » confie-t-il. « Je suis très heureux de l’attribution de ces deux bourses qui marquent une reconnaissance scientifique internationale pour ces deux chercheurs. Elle imprimera une dynamique d’excellence pour tout le laboratoire en permettant le développement de nouvelles thématiques ».

A propos du laboratoire Gulliver

Les recherches menées à Gulliver portent essentiellement sur la matière molle et la physique statistique appliquée, depuis les développements de nouvelles approches théoriques et numériques jusqu’aux applications technologiques, en passant par le développement d’expériences modèles.

Les interactions entre théoriciens et expérimentateurs jouent un rôle déterminant dans la dynamique scientifique de Gulliver. Une autre mission importante du laboratoire concerne la formation des jeunes étudiants.

Le laboratoire est composé de 4 équipes où travaillent quotidiennement 45 personnes :
 Physico-chimie théorique, dirigée par Anthony Maggs,
 Microfluidique, Mems et Nanostructure, dirigée par Patrick Tabeling,
 Nano biophysique, dirigée par Ulrich Bockelmann,
 Effets collectifs en matière molle, dirigée par Olivier Dauchot.

A consulter

La page personnelle de Pierre Sens

La page personnelle de Florent Krzakala

Le site du laboratoire Gulliver

Le site de l’ERC

Le site de l’HFSP

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Glossaire

Transition vitreuse
La transition vitreuse est un phénomène réversible de transition entre la forme dure et relativement cassante et la forme « fondue » ou caoutchouteuse
Interrupteur moléculaire
Un interrupteur moléculaire est une molécule ou un ensemble de molécules qui oscille réversiblement entre deux ou plusieurs états.
Diagramme de phase
Un diagramme de phase est une représentation graphique utilisée en thermodynamique, généralement à deux ou trois dimensions, représentant les domaines