Janine Cossy, directrice du Laboratoire de Chimie Organique. Crédits : ESPCI ParisTech
Vous avez cosigné un article paru dans Journal of Organic Chemistry (J. Org. Chem.) et intitulé "Expedient Synthesis of a Stereoisomer of Acremolide B". Quel est l’objet de cette publication et comment la recherche a-t-elle débuté ?
Janine Cossy : Cet article retrace l’ensemble des travaux menés sur la synthèse totale de l’acrémolide B ; une molécule naturelle biologiquement active récemment isolée. Pour réaliser cette opération, nous disposions de différents "outils synthétiques", des méthodes qui pour certaines ont été conçues au Laboratoire de Chimie Organique. Elles permettent de synthétiser des molécules naturelles complexes et bioactives. Pourquoi les synthétiser ? Parce qu’elles possèdent des activités biologiques et sont par conséquent susceptibles de devenir les principes actifs de futurs médicaments. En réalisant leur synthèse, nous accédons ainsi à des quantités importantes de molécules qui sont parfois rarissimes à l’état naturel.
Stellios Arseniyadis : Pour notre part, nous avons choisi l’acrémolide B car, outre ses propriétés biologiques intéressantes, sa structure n’était pas exactement déterminée. Nous nous sommes donc proposés de la synthétiser pour éprouver nos outils mais aussi pour lever le voile sur cette structure encore inconnue.
L’acrémolide est une molécule cytotoxique, c’est-à-dire toxique pour les cellules. Il s’agit d’une substance dont les propriétés permettent de tuer les tumeurs cancéreuses.
Comment avez-vous procédé ?
Janine Cossy : Les chimistes partagent quelques points communs avec les photographes. Grâce à la première description de la molécule, nous disposions d’une sorte d’épreuve photographique. Dans le cas de l’acrémolide B, nous avons reconnu une chaine, un motif, une forme. Or, nous savions que certains de nos outils pouvaient nous aider à construire cette image.
1976 : Attachée de recherche CNRS
1979 : Thèse d’Etat sous la direction de Pr Pète (Université de Reims - France)
1980-1982 : Stage Postdoctoral chez le Pr B.M. Trost (Université de Madison, Wisconsin - USA)
1er Octobre 1990 : Directeur de recherches CNRS
2 Octobre 1990 : Professeur de Chimie Organique à l’ESPCI
Stellios Arseniyadis : Quand on se lance dans une synthèse, le but est d’obtenir une superposition exacte de la molécule synthétique avec la molécule extraite du milieu naturel. Tout doit correspondre à 100%, aussi bien les propriétés spectrales que les propriétés physiques. Un écart minime de structure nous met en présence d’un analogue, c’est-à-dire un composé proche mais non identique à la molécule naturelle.
Stellios Arseniyadis : Sans connaître sa structure exacte, nous avions néanmoins un grand nombre d’éléments qui nous permettaient de supposer et de proposer une structure potentielle. Nous avons donc relevé le défi synthétique. C’est Abdelatif ElMarrouni, étudiant en thèse, qui s’est énormément impliqué dans la synthèse de cette molécule. Avant de nous rejoindre, Abdelatif avait réalisé la synthèse de différents or, l’acrémolide possède justement un motif peptidique... Nous avons donc combiné son savoir-faire avec celui du laboratoire pour atteindre la molécule cible.
Janine Cossy : Abdelatif est actuellement en train de rédiger sa thèse (en cotutelle avec l’université de Gérone, en Espagne). Avant de rejoindre le laboratoire, il n’avait jamais été confronté à la synthèse totale de molécules naturelles. Depuis, il a réussi à en synthétiser trois, chacune possédant une activité biologique particulière. Il a désormais une nouvelle corde à son arc et bénéficie d’un apprentissage unique : l’utilisation des outils synthétiques au bon moment et au bon endroit afin accéder à la cible désirée. Ce travail de synthèse demande une certaine forme de pensée, de créativité, de rigueur et surtout de persévérance. Après sa thèse, Abdelatif effectuera un stage post-doctoral aux Etats-Unis, en chimie et/ou à l’interface chimie-biologie afin de compléter et diversifier sa formation.
- Stellios Arseniyadis, Abdelatif ElMarouni Crédits : ESPCI ParisTech
Combien de temps, combien d’étapes faut-il pour mener un tel projet jusqu’à son terme ?
Stellios Arseniyadis : C’est difficile à pronostiquer. Il faut compter entre un an et un an et demi pour réaliser la synthèse d’une molécule telle que l’acrémolide B.
Combien d’étapes ? Nous essayons d’en limiter le nombre mais cela dépend de la taille de la molécule. Tout commence donc avec du papier et un crayon afin d’élaborer la meilleure stratégie. Avec Abdelatif, nous avons opté pour une approche efficace et modulable, faisant appel à des réactifs peu coûteux et éco-compatibles.
Un an et demi après les premiers traits de crayon, les écarts entre la feuille de route et la réalité sont nombreux. En effet, un grand nombre d’étapes ont généré des problèmes nouveaux qu’il a fallu résoudre. C’est un travail de longue haleine au cours duquel il est important de s’accrocher. A ce titre, la persévérance est vraiment la meilleure alliée des chimistes.
Janine Cossy : Si le chimiste a des points communs avec le photographe, il en a aussi avec le bijoutier. Nous possédons des perles et nous devons les assembler pour fabriquer un collier. Chaque perle doit occuper une place précise, sinon le collier ne verra jamais le jour. Il y a une certaine imprévisibilité dans cet assemblage, mais cette imprévisibilité nous permet également de découvrir des réactions inattendues et d’en tirer profit.
D’où proviennent ces aléas ?
Stellios Arseniyadis : Nous sommes sans arrêt confrontés à des problèmes aussi bien de sélectivité (les produits ne s’assemblent pas toujours aux endroits prévus, les réactifs ne s’associent pas correctement …), que de rendement ou encore de pureté.
Janine Cossy : En chimie, ces aléas constituent les difficultés majeures du projet : il faut cerner notre cible. Dans le cas de l’acrémolide B, comme nous ne connaissions pas précisément la configuration de certains , il nous fallait développer une synthèse qui puisse nous permettre d’accéder au plus grand nombre de s (sur les 16 possibles). Notre approche permettait d’obtenir un produit rapidement (acrémolide ou analogue) et, comme cette approche était très flexible, les 15 autres pouvaient être obtenus (l’acrémolide B se trouvant parmi ceux-ci).
Et qu’avez-vous obtenu ?
Janine Cossy : Nous avons obtenu un analogue de l’acrémolide B (un ). Cet analogue reste néanmoins intéressant car il peut avoir des propriétés cytotoxiques plus importantes que le produit naturel lui-même et/ou avoir moins d’effets secondaires. Il peut donc se révéler plus prometteur que la molécule naturelle elle-même. S’il est intéressant d’obtenir le produit naturel, il peut également être avantageux d’obtenir des .
1999/2002 : Thèse effectuée sous la direction du Dr C. Mioskowski (Université Louis Pasteur, Strasbourg).
2001/2003 : Volontariat International en Entreprise (VIE) (18 mois - Rhodia ChiRex Inc, Boston, USA) effectué en collaboration avec le Pr S. L. Buchwald (MIT, Cambridge).
2003/2004 : Stage Postdoctoral (15 mois- Imperial College, Londres, UK) effectué sous la direction du Pr A. C. Spivey.
2004/2005 : Stage Postdoctoral (12 mois - The Scripps Research Institute, La Jolla, USA) effectué sous la direction du Pr K. C. Nicolaou.
2005 : Nommé Chargé de Recherche au CNRS. Intègre le Laboratoire de Chimie Organique dirigé par le Pr J. Cossy.
Stellios Arseniyadis : Les propriétés biologiques sont spécifiques à chaque produit. Notre analogue est-il sélectif du point de vue biologique ou a contrario a-t-il un spectre très large d’activité au risque de provoquer alors des effets secondaires ? Les réponses à ces questions seront apportées par les biologistes qui doivent tester le produit, étudier sa biodisponibilité... Ils nous permettront de dire si la molécule synthétisée à un intérêt biologique ou non.
Savez-vous si cette publication a attiré l’attention d’un laboratoire ou d’autres chercheurs ?
Janine Cossy : Nous avons contribué à simplifier un problème de détermination structurale d’une molécule naturelle. Il est cependant trop tôt pour affirmer si notre publication générera des collaborations avec le milieu industriel. Nous le saurons dans quelques mois voire quelques années. En attendant, la molécule dont nous disposons peut déjà être testée sur certaines souches de cellules afin d’évaluer son activité biologique. Si un industriel est intéressé, nous pourrons lui fournir quelques milligrammes. Avec la méthode et la stratégie utilisée, si l’industrie pharmaceutique veut reprendre la synthèse de l’acrémolide B, elle mettra en œuvre une synthèse « en parallèle » et robotisée ce qui lui permettra d’atteindre très rapidement aussi bien l’acrémolide B que ses 15 s.
Stellios Arseniyadis : Au cours de cette synthèse, nous avons été confrontés à des problèmes qui ont été résolus grâce à un va-et-vient continuel entre la mise au point d’outils de synthèse et les étapes mises en jeu. Chaque difficulté surmontée a été mise à profit pour générer de nouveaux outils synthétiques. L’ensemble de la communauté des chimistes organiciens peut donc d’ores et déjà bénéficier de cette publication.
Référence :
ElMarouni et al. (2011) “Expedient Synthesis of a Stereoisomer of Acremolide B”
J. Org. Chem. 2010 (24), 75, 8478-8486.